Critique : La grande bouffe (Marco Ferreri, 1973)
S’il fut un réalisateur emblématique des années 60 et 70, à l’instar de ses compatriotes Fellini et autres Pasolini, Marco Ferreri nous aura gratifié de quelques splendides longs métrages férocement acides (Ea: Le mari de la femme à barbe, Liza…).
Néanmoins, le principal attribut de cette œuvre datant de 1973, – soit à la fin du plus important pic démographique du vingtième siècle – est celui d’avoir été réalisé au bon moment. En effet, privées de tout luxe depuis le début du siècle – deux guerres mondiales, entrecoupées du plus grand crash boursier des temps modernes- , les sociétés occidentales se mirent à consommer de manière outrancière, comblant de cette façon les privations qu’elles durent essuyer pendant ces sombres années. Ce regain d’optimisme à l’égard de la nature humaine – impliquant par ailleurs un regard nouveau quant à la famille – entraîna le fameux baby-boom, et de façon très naturelle cette société ayant connu tant de frustrations tendit vers un principe de consommation excessif, qui sera très bien dénoncé dans « La grande bouffe ». Cette œuvre fut ensuite présentée au festival de Cannes, où elle connut un accueil plus que mitigé, tant cette caricature acariâtre avait tapé dans le mille, sans que les civilisations visées n’en aient vraiment pris conscience; ce film choc n’en fut donc que plus percutant, Ferreri avait réussi le pari de renvoyer le spectateur vers une image de changement qu’il ne s’attendait pas à voir présenté de façon si crue et si dérangeante.
Le synopsis du film est somme toute assez simple, et c’est probablement aussi pour cette raison que son impact a été à ce point considérable. Quatre amis, venant de milieux différents mais assez aisés, conviennent de se retrouver dans une vaste résidence isolée, projetant de commettre un suicide collectif. Nous retrouverons donc Philippe, Ugo, Marcello et Michel (qui ont la particularité de porter les prénoms des acteurs à la ville (à savoir Philippe Noiret, Ugo Tognazzi, Marcello Matroianni et Michel Piccoli) dans cette narration éminemment abstraite. Les desseins de ces personnages, qui nous sont exposés de manière froide et brutale, dès les premières images – à l’instar de « Salo, où les 120 journées de Sodome » de Pasolini – sont d’une clarté limpide: ils projettent de mourir d’une façon très singulière, en s’empiffrant jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce projet atypique permettra à Ferreri d’asseoir concrètement les bases de l’allégorie qu’il soumettra à son public pendant plus de deux heures; véhiculer la nourriture comme instrument de mort, c’est sur ce paradoxe précis que l’Oeuvre nous transportera.
D’emblée, il paraît évident que les quatre compères – même s’ils ont tous des professions louables – ont tous vécu des blessures profondes dans leur existences respectives. Le personnage de Philippe par exemple, a perdu sa mère tout bébé et fut élevé par sa nourrice beaucoup plus âgée – au demeurant, excessivement castratrice et protectrice – et entretint avec elle des liaisons quasi incestueuses. La libido nourrie par les quatre acolytes – auxquels viendront se mêler trois prostituées ainsi qu’une institutrice (jouée par la formidable Andréa Ferréol) – est assez étonnante et à cet égard leur vision d’une sexualité exubérante et bestiale nous renvoie à celle qu’ils adoptent envers la nourriture; elle est totalement excessive et sans demi-mesure. Nous constaterons de plus que chaque personnage nous présente ses obsessions personnelles; ainsi, Michel est obnubilé par un besoin vital de propreté, Marcello par la nécessité de précision et Ugo par une pulsion de reconnaissance pour son travail. Obsessionnel jusque dans sa substantifique moelle, Ferreri à choisi l’option de tout dévoiler dans sa narration, de ne cacher aucun interdit et de montrer cet ensemble rythmé par un joli morceau de piano très répétitif pour seule mélodie. Avouons tout-de-même que l’ensemble – s’il n’est pas pris avec le recul suffisant – peut facilement devenir indigeste, voire même écœurant, et c’est bien l’intention du réalisateur que de culpabiliser le public prenant part De Facto à cette supercherie qu’est le principe de surconsommation. A ce propos, le métrage prend parfois des allures de pantalonnade, tant certaines scènes glissent dans une démesure titanesque nous gratifiant par exemple des flatulences ininterrompues de Michel, d’une imitation mémorable de Marlon Brando dans « Le Parrain », et même d’images scatologiques – comme l’explosion des toilettes entre autres – apportant la « fraîcheur » d’un second degré bien à propos. Les scènes à caractère libidinal sont bien-sûr légion comme la masturbation d’une jeune fille à l’aide d’un collecteur de Bugatti ou l’obsession de tous les protagonistes pour le corps d’Andréa Ferréol.
« La grande bouffe » est – vous l’aurez compris – un film qui traite de tous les excès et de toutes les démesures. Ferreri nous livre une critique acerbe, cruelle et dramatique de ce qu’est devenu à son insu la société moderne. Ce film a donc marqué l’Histoire du cinéma pour les réactions que son intrigue a pu susciter chez ses spectateurs, qui prirent une véritable gifle morale, se retrouvant face à un gigantesque psyché reflétant leur propre décadence et dont ils n’avaient jusqu’à lors, pas remarqué la présence. Si je devais vous résumer cette oeuvre atypique en une phrase, je la qualifierais de « Farce décadente socio-poétique, abstraitement Rabelaisienne dans ses excès » Otis Driftwood (B L et maintenant AK)
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